Genève est un village. On y croise chaque jour des gens que l’on connaît, sans s’être donné rendez-vous, simplement comme ça en marchant dans la rue, en remontant le boulevard, en traversant le square. Tiens, jeudi dernier par exemple, au marché des Grottes, «the place to go, the place to be » – «Do Be Do Be Do» – sur le coup de 19h, à l’instant où bat son plein cet apéro géant qui réunit chaque semaine plus de 1000 personnes, je tombe nez à nez avec un homme de radio estimable – vous, cher Philippe -, en train de découvrir à votre tour ce quartier derrière la gare où il fait bon boire un verre en révisant son anglais. Vous êtes venu en voisin francophone, à pied ou à vélo, je n’ai pas vérifié, mais je fais confiance à votre mobilité douce, seule façon de rencontrer du monde dans cette ville et de s’y sentir bien.
Quand un visiteur persan croise sur son chemin un localier, vous et moi au pays des «Grotteux» (comme aiment à se qualifier eux-mêmes les habitants des Grottes), de quoi parlent-ils? Eh bien justement, du bonheur de vivre ensemble dans cette ville qui est un village, de la chance que l’on a de pouvoir, chaque jour, se rendre rapidement d’une salle de théâtre à une salle de concert, d’une piscine olympique à une patinoire classée monument historique, d’une caserne de pompier, j’en viens, à un studio de radio, j’y suis, en moins de deux minutes.
Le mal nommé Grand Genève est en fait tout petit, les distances sont ttoujours amicales et courtes, même quand on s’éloigne du centre pour rejoindre la périphérie. Tout compte fait, c’est Lausanne, en mieux, un grand bourg construit autour de la plus belle rade du monde – comme le répète à qui veut l’entendre une amie paysagiste qui va chaque semaine durant l’hiver manger sa fondue aux Bains des Pâquis. Là aussi, cher Philippe, on s’y verra, promis, un soir de baignade hivernale dans le lac. Nous serons à pied nu sur la pierre gelée de la jetée.
Quand on se déplace en voiture, tout redevient plus compliqué. Ce dehors qui nous appartient sans partage est de plus en plus étranger aux automobilistes, aux irréductibles de la locomotion motorisée. Pour eux, Les distances se rallongent, les trajets s’éternisent, les fins d’après-midi sont un enfer quotidien. Le village lacustre redevient une métropole de province, pétaradante, klaxonnante, vulgaire dans ses manières, dangeureuse dans ses effets.
L’heure apéritive est celle de la surcharge de trafic. Il suffit d’un incident, une touchette entre deux véhicules, un problème sur une ligne aérienne, et c’est la ville entière qui est paralysée comme ce fut le cas récemment, comme ce sera le cas demain, j’en prends le pari. De la route des Acacias à la rue de Lausanne, de la gare de la Praille à celle de Cornavin, Genève n’est plus qu’un grand embouteillage.
Alors, on se dit: vivement le week-end pour faire retomber la pression au ras du bitume. Mais non, ce dimanche à nouveau, à l’instant où le ciel envoie l’illusion d’un orage, tous les amateurs de plein air contrarié sautent dans leur voiture, un bouchon ininterrompu se forme du quai de Cologny au quai du Mont-Blanc. Je suis pris dedans – ne me demandez pas pourquoi -, je mets 45 minutes pour faire trois kilomètres et passer d’une rive à l’autre, sans croiser sur ma route ces hommes en chasubles jaunes qui sont nos nouveaux agents de circulation, des hommes et des femmes à pied drôlement courageux, des régulateurs de trafic opérant pour le compte des TPG, les seuls capables de remettre un peu de fluidité dans ce bordel mécanique et cette guerre des catégories.